Rencontre avec Gaëlle Cuisy, architecte
Vous l’avez certainement déjà vue dans La Maison France 5 ou plus récemment dans M comme Maison sur C8, l’architecte Gaëlle Cuisy est notre invitée ce mois-ci. Comment elle aborde son métier, son parcours, ce qui l’inspire, son approche de l’espace… Gaëlle répond à toutes nos questions avec un naturel et une spontanéité qui font du bien.
Chez De La Cour Au Jardin, on aime découvrir les hommes et les femmes qui se cachent derrière l' »uniforme ». Pour cela, revenons à la genèse de votre parcours. Votre métier était-il une vocation ? Avez-vous su très jeune que vous vouliez devenir architecte ?
Gaëlle Cuisy, architecte : Au fond, je pense que ça devait l’être, mais ça s’est révélé assez tard. Initialement, je voulais être pilote de ligne puis commissaire. J’étais plutôt attirée par des boulots dits « d’hommes ». Mais je dessinais beaucoup et je peignais avec ma mère le week-end. Je faisais des petites peintures à l’huile, des croquis… Et puis tout ça s’est endormi. J’étais plutôt bonne élève et jusqu’en terminale mon objectif était de devenir commissaire de police. J’étais inscrite en droit. C’était ma voie !
Alors qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Gaëlle Cuisy : Le hasard total pour le coup ! J’ai demandé à ma voisine de table en cours de Physique ce qu’elle voulait faire plus tard et elle m’a répondu « Moi, je veux faire archi ». Quand elle m’a dit ce mot, j’ai eu un déclic. Je me suis dit : « OK, mais ce n’est pas possible. Comment j’ai pu ne pas penser à ça. ». C’est devenu une évidence absolue et j’ai laissé tomber toutes mes autres aspirations.
Entre commissaire de police et architecte, il y a quand même un monde…
G.C. : Oui, oui, il y a un monde mais en même temps, le commissaire de police comme l’architecte dirige une équipe. On est amené à avoir une posture sur un chantier. Encore un métier « d’homme » finalement. (rires)
Avez-vous une « madeleine de Proust » ? Qu’est-ce qui vous vient de votre enfance et qui vous inspire aujourd’hui ? Une pièce, un espace ? Un lieu en particulier ?
G.C. : Je n’ai pas vraiment conservé de nostalgie d’une pièce en particulier. En revanche, je choisirais plutôt le jardin et, par extension, le village dans lequel j’habitais. Je vivais à la campagne et j’étais tout le temps dehors. J’étais vraiment très libre. À 7 ans, je traînais dans le village à vélo. J’allais n’importe où, j’allais dans les bois… Pour moi ce serait donc plus le village, l’extérieur que la maison en tant que telle.
Quel était ce village alors ?
G.C. : Je n’en avais pas conscience à l’époque mais c’était vraiment un village magnifique : Seine-Port. C’est un village où la riche bourgeoisie parisienne venait passer le week-end dans ses petits châteaux ou ses belles demeures bourgeoises. Donc, en fait, c’est rempli de sublimes maisons. C’est au cœur des bois, au bord de la Seine… C’est superbe encore aujourd’hui !
Depuis, vos jeunes années, le temps a coulé et vous voilà aujourd’hui architecte. On aimerait évoquer plus en détail les spécificités de votre métier. Comment se passe la « découverte-client » lorsque que quelqu’un fait appel à vos services ? Quelles sont les éléments essentiels que vous devez retranscrire ?
G.C. : Il y a beaucoup de choses qui se mêlent. Tout d’abord, il faut essayer de cerner la psychologie du client. Ce n’est pas évident et, bien sûr, on ne peut pas brosser toute sa complexité en le rencontrant lors d’un rendez-vous. En revanche, on peut percevoir certaines choses, des éléments de mode de vie, de goût et de ressenti, les valeurs qui l’animent…. On peut aussi se tromper. Mais on a des instincts et on sent à peu près si on va s’entendre.
C’est vrai que si je sens qu’on n’a pas du tout les mêmes goûts et qu’on est à 10.000 années-lumière l’un de l’autre, je vais tout de suite bousculer le client pour savoir si on va vraiment travailler ensemble. Parce qu’en fait, la relation entre un architecte et son client est une synergie. On ne va pas voir un architecte par hasard. Il y a mille architectes pour mille clients et tout le monde ne se correspond pas. Ça peut être source de déceptions terribles. Il faut s’entendre. Il faut se comprendre. D’autant plus que l’aventure peut parfois être très longue. Il m’est arrivé d’accompagner mes clients sur des projets qui ont duré plus de 2 ans. Il faut sacrément bien s’entendre sinon c’est un cauchemar absolu.
Concrètement, comment travaillez-vous avec vos clients ?
G.C. : Je discute un peu avec eux et, très rapidement, je leur demande de me donner des références de ce qu’ils aiment, mais surtout de ce qu’ils détestent. Je leur demande également d’écrire. Passer par les mots, verbaliser les choses c’est important. Parfois certains clients rechignent, mais je les y oblige pour essayer de balayer un peu le terrain et comprendre leur projet. J’ai également besoin de voir l’intérieur de leur lieu de vie pour cerner leurs goûts. J’ai besoin de m’immerger pour ne pas commettre d’impair. Parce que si je me plante et que je leur présente un projet qui n’est pas du tout ce qu’ils imaginaient, la confiance peut vite être rompue.
Est-ce qu’on vous donne carte blanche sur certains projets ?
G.C. : Déjà il faut reconnaître que la notoriété donnée par la télévision (Gaëlle intervient dans M comme Maison sur C8) amène un climat de confiance qui est assez immédiat. Et ça, c’est une chance incroyable parce que je sens vraiment très, très rarement des doutes, des questions remettant en cause mon éventuelle capacité à bien mener le projet. Cette confiance de départ est une base vraiment appréciable pour la suite des opérations. Après, je ne veux surtout pas de carte blanche. D’abord, ça n’existe pas parce que carte blanche, ça voudrait dire aussi carte bleue. Et ça, ça n’existe pas. Même les clients qui ont beaucoup d’argent, ont toujours une limite. Et il faut des limites. Moi j’ai besoin de contraintes. Si je n’en ai pas, je suis perdue. Il y a la contrainte du programme du client, la contrainte financière et la contrainte du lieu (gaines, tuyaux, moulures…).
On fantasme parfois le métier d’architecte mais vous le rappelez avant tout chose c’est un métier où vous devez constamment composer avec la contrainte.
G.C. : C’est ce qui définit le métier de l’architecte. L’architecte n’est pas un artiste. L’architecte, est à mi-chemin entre la technique et l’art.
Après cette rencontre initiale avec le client comment travaillez-vous ? Faites-vous des croquis ? Ou passez-vous tout de suite sur logiciel ?
G.C. : Avec le temps, la souris est un peu devenue l’extension de ma main. Alors, effectivement, ça ne fait pas rêver. On s’imagine toujours l’architecte dessinant comme Michel-Ange, une espèce d’image d’Epinal qui est gravée dans les mémoires. La technique numérique est curieusement beaucoup moins louée dans l’imaginaire collectif. Finalement, moi, je pars du principe que l’informatique ou le dessin, ne sont que des outils. C’est le moyen de parvenir à une finalité. Quel que soit l’outil que l’on utilise, il est intéressant.
Et pourtant, un beau croquis d’architecte ça n’a pas de prix…
G.C. : Alors attention parce que le dessin fait très plaisir aux clients mais ce n’est pas forcément extrêmement précis, même pour ceux qui dessinent très bien. L’autre inconvénient, c’est que le client peut s’imaginer énormément de choses à partir d’un dessin et être en décalage avec la réalisation finale. En revanche, l’outil informatique qui peut paraître un peu plus austère, un peu plus lisse, évite toute source de déception. Ça permet de vérifier en 3D et dans toutes les dimensions et ainsi éviter les potentielles grosses erreurs sur le chantier. Après, oui, en école d’archi on apprend toujours à dessiner. Les cours de dessin sont extrêmement techniques et pointus. Je me souviens de cours devant le Palais de Justice où nous devions imaginer le bâtiment dans sa coupe longitudinale et transversale. On avait 4h pour le dessiner dans les bonnes proportions, dehors, avec une gomme et un crayon et un professeur extrêmement sévère qui passait dans les rangs. On ne nous faisait aucun cadeau.
Est-ce qu’il y a une pièce ou un ouvrage que vous aimez particulièrement travailler ?
G.C. : J’ai un petit faible pour les escaliers. J’adore dessiner les escaliers. Je ne les vois pas comme un simple élément que l’on emprunte pour monter ou descendre, mais plus comme un meuble qui va s’articuler autour d’autre chose : une banquette, un bureau… Classiquement, l’escalier remplit juste son rôle fonctionnel. A contrario, moi j’aime bien le travailler comme un ouvrage qui va être le centre de la pièce. Un élément sculptural.
Avec l’avènement du télétravail, notez-vous un boom des demandes de bureaux à domicile ?
G.C. : Oui c’est certain. Mais finalement, plus que le bureau c’est tout l’appartement ou toute la maison que les gens ont souhaité revisiter. Avec une présence plus fréquente à la maison, la (re)distribution des pièces est devenu un enjeu fort.
Sur votre site GplusK, on voit que vous travaillez différents matériaux et notamment beaucoup de bois… Est-ce votre matière de prédilection ?
G.C. : Oui, j’utilise beaucoup de bois. Déjà pour sa malléabilité. Un exemple : on peut tout faire avec du béton mais si on veut travailler, comme je le fais, sur des galbes et des arrondis, le béton va demander des moules. Et des moules en quoi ? Eh bien en bois. Donc, tant qu’à faire, je préfère travailler directement avec ce matériau qui, en plus, apporte beaucoup de chaleur.
En voyant certaines de vos réalisations, on a pu penser à Shigeru Ban qui travaille beaucoup cette matière. Est-ce que vous avez des sources d’inspiration ?
G.C. : Elles sont multiples et se sont façonnées au cours des années. Étudiante, j’étais complètement fascinée par Zaha Hadid ou bien encore Enric Miralles, un architecte espagnol dont j’adorais les plans et la beauté du dessin. Personnellement, j’adore dessiner des courbes, des lignes courbes. J’aime cette tension entre des lignes très droites et le moment où la ligne va s’arrondir. Ce sont vraiment des formes que j’adore et que je voyais déjà chez Miralles et Hadid à l’époque. Cette source d’inspiration lointaine m’est restée et est devenue relativement automatique chez moi.
Mais, au-delà des personnes, je peux être inspirée par une boutique que je vois dans la rue, une scénographie, un spectacle ou un village que je traverse… En fait, je pense que c’est la contrainte d’un lieu qui va m’amener à avoir une approche un peu personnelle et spécifique.
Un mot sur le duo que vous formez avec Karine Martin. Vous vous êtes rencontrées à l’École d’Architecture de Versailles et vous vous êtes retrouvées après avoir vécu chacune vos propres expériences professionnelles. Aujourd’hui, vous travaillez toutes les deux au sein de votre atelier GplusK. Comment on travaille à deux ?
G.C. : Avec Karine, il nous arrive de travailler ensemble sur un même projet. Dans ce cas, on va chacune proposer une implantation du projet dans l’espace. Puis, on confronte nos idées. Parfois on mélange les deux versions en une seule proposition, parfois on propose tout simplement les deux projets. La version retenue par le client sera ensuite développée par l’une de nous deux et pas nécessairement celle qui en est à l’origine. Après, aucun ego sur le fait qu’un client choisisse son projet plutôt que le mien. C’est lié à une personne, ses goûts, son ressenti. Nous sommes tous différents.
M comme Maison sur C8, La Maison France 5 avant ça… la télévision est une formidable carte de visite pour vous mais qu’est-ce qui vous amuse le plus dans cet exercice ?
G.C. : C’est un champ d’expérimentation extraordinaire qui nous a été offert. C’est un laboratoire où l’on s’attache à une problématique précise et donc on peut vraiment expérimenter et s’affranchir de tout un tas de contraintes. On nous donne l’occasion de nous concentrer sur une chose et une seule. Pas dix en même temps. Une. Ça nous a apporté de l’expérience à Karine et à moi et ça nous a permis d’être de plus en plus rapides sur des projets à plus grande échelle. Et puis cet enjeu du temps qui nous est imposé par la télévision, c’est extrêmement stimulant. La pression nous permet de produire des choses intéressantes.
Chez De La Cour Au Jardin, on a une tradition et vous n’y échapperez pas… quelle est votre définition de l’art de vivre ?
G.C. : En bon architecte, je trouve que l’espace est un luxe. On n’a pas besoin de vivre dans des espaces absolument gigantesques. L’essentiel est d’avoir un lieu de vie bien dessiné, bien pensé, qui dégage du vide, du rangement. L’art de vivre, c’est être zen dans son intérieur. Et pour être zen, il faut dégager l’espace de tous les objets affreux qui peuvent nous polluer l’esprit. Un balai pas rangé parce qu’on n’a pas de placard pour le cacher, un seau dont on ne sait pas quoi faire… On peut avoir le plus beau tableau du monde dans son salon, si on n’a pas pensé au préalable à ces petites parois épaisses qui permettent de ranger tout ce qu’on ne veut pas voir, eh bien inconsciemment, ça empêche de se sentir très bien chez soi. Et je pense que se sentir parfaitement bien dans sa maison, petite ou grande, ça participe d’un certain art de vivre.
Interview et retranscription : Alexandre Molitor