Rencontre avec Vincent Rapin, un vigneron hors normes et sa Dame de Onze Heures
Direct, affable, passionné, Vincent Rapin est une personnalité forte nourrie par un parcours atypique. Ancien musicien professionnel, tombé dans la vigne un peu par hasard, ce vigneron au franc-parler désarmant (d)étonne dans le monde très (trop) feutré du vin. C’est en famille, avec sa femme et ses trois enfants, qu’il s’est lancé dans l’aventure de la vigne. Ensemble, sur leur petite parcelle de Saint-Émilion, ils ont donné naissance à la Dame de Onze Heures, un vin bio et biodynamique vieilli en jarre qui respecte le fruit et son environnement. Loin du décorum compassé et figé de l’univers bordelais, pour Vincent Rapin le vin doit rester simple. Un medium convivial et vivant, un véhicule pour créer du lien et passer de bons moments avec ses proches.
Bonjour Vincent, merci de prendre le temps de répondre à nos questions. Pour commencer, question peut-être bête mais dit-on viticulteur ou vigneron ?
Alors c’est pas bête du tout parce que beaucoup confondent les noms. Viticulteur, c’est celui qui cultive la vigne, vigneron, c’est celui qui englobe tous les métiers autour de la vigne. La vigne, la vinification, l’embouteillage. C’est un côté artisanal que j’aime bien par rapport au mot viticulteur qui fait tout de suite « industrie lourde ». Viticulteur, c’est très centré sur la vigne, c’est par exemple quelqu’un qui amène des raisins à une société champenoise. Il livre ses raisins à une société et c’est elle qui les transforme en champagne. Le terme vigneron me convient mieux, car il couvre tous les aspects de ce métier-là.
Vous, vous intervenez sur toute la chaîne…
Nous on récolte nos raisins, on les vinifie, on les élève, on les met en bouteille, on les distribue. On touche à tous les aspects du métier.
Vous êtes un vigneron plutôt engagé. Engagé dans le bio et dans la biodynamie. Est-ce que vous pouvez nous en dire quelques mots ?
La biodynamie c’est un parcours qui vient après le fait d’être en bio. C’est-à-dire qu’on ne peut pas être en biodynamie sans être en bio avant. Maintenant, le bio a ses limites sur certains aspects et la biodynamie vient apporter une dimension plus précise, plus pointue dans la culture de la vigne ou du vin en général à travers des préparations biodynamiques comme le traitement spécial de l’eau, des préparations à partir de bouses de vache, de silice ou de purin. Ces préparations viennent renforcer l’action du bio pour aller chercher des effets beaucoup plus ténus et plus difficiles à quantifier mais qui ont un effet réel.
Attention, on est loin de l’ésotérisme. On pense souvent que la biodynamie c’est quelque chose d’obscur, les astres, et autres… Mais en réalité ce sont avant tout des choses très simples à mettre en œuvre et qui ont des effets très notables sur la qualité du vin au final.
L’idée de la biodynamie c’est aussi de s’inscrire dans un écosystème vertueux…
Oui, c’est mettre en équilibre tout ce qui intervient dans la production. À l’origine Rudolf Steiner, le fondateur de la biodynamie, parle d’organismes de production. Animaux, céréales, fruits, légumes forment un tout, un organisme agricole complexe qui doit être en équilibre pour fonctionner de manière pérenne. Alors, d’un côté il y a Steiner et de l’autre côté il y a l’industrie. Vous imaginez bien que les mecs qui font blé sur blé sur des hectares ne sont pas dans la même philosophie. Moi ce que j’essaye de faire, c’est de trouver un maximum d’équilibre sur tous les aspects du métier et la biodynamie est un outil formidable pour ça.
Alors il y a quelque chose qui m’a un peu intrigué c’est que vous faites vieillir vos vins dans des jarres…
L’origine du vin c’est en Géorgie il y a près de 8000 ans (en savoir plus). Ils enterraient des grandes jarres qui s’appellent des kvevris (ou qvevris, des amphores en terre cuite). On a rien inventé, on revient à des choses plus ancestrales pour les adapter à nos techniques de vieillissement.
Qu’est-ce que ça apporte au vin de le faire vieillir en jarre ?
Justement ça ne lui apporte rien contrairement au fait de le faire vieillir en bois. Quand vous mettez du vin dans du bois il y a un échange qui se fait entre le bois et le vin. Il ajoute des éléments au vin, du tanin notamment. Avec la terre cuite, vous n’avez pas ça. La seule interaction c’est l’oxygénation que vous avez aussi avec une barrique. En jarre, il n’y a pas d’apport aromatique. Donc une jarre respecte plus le vin que vous mettez dedans qu’une barrique. Une barrique aromatise.
Donc on a un produit plus pur, plus axé sur le raisin.
Exactement. On a un produit qui n’a pas été aromatisé « artificiellement » par le bois. Toutefois, il a quand même de l’élevage. En passant 15 à 16 mois dans des récipients un petit peu poreux, le vin évolue. Mais il évolue d’une façon différente que dans une barrique qui va lui apporter un côté aromatique. L’idée de la jarre c’est d’avoir des vins plus basés sur le fruit qu’autre chose.
Votre vin s’appelle la Dame de Onze Heures. Quelle est l’histoire derrière ce nom ?
Il y a presque 30 ans maintenant, mon épouse et moi avons eu un fils, et puis deux ans après des jumelles. Nos métiers respectifs (j’étais musicien et mon épouse architecte d’intérieur) étaient difficiles à combiner avec une vie de famille. Pour trouver une activité qui concilie vie de famille et vie professionnelle, nous avons donc décidé de venir nous occuper du château de mon beau-père à Saint-Émilion. Puis, on a acheté un petit domaine juste pour nous à Bordeaux. Mon beau-père a vendu le sien et on a gardé une partie de ce domaine historique pour en faire de la Dame de Onze Heures à partir de 2007.
La Dame de Onze Heures c’est une fleur à la base, c’est ça ?
C’est une petite fleur qui s’appelle comme ça car elle s’ouvre à 11h heure solaire grâce à des récepteurs. Quand elle a eu suffisamment de lumière en fin de journée, elle se referme.
Alors pourquoi l’avoir baptisé La Dame de onze heures ce vin ?
Parce que ce nom nous a séduit. Il a une certaine poésie, un côté intrigant. Après une soirée mémorable entre amis pour chercher le nom, ça a séduit tout le monde sur les coups de 3h du matin. On s’est dit BANCO ! Du coup, on a choisi un packaging assez original par rapport à Saint-Émilion. Quitte à faire hors normes, autant y aller franco. C’était un peu culotté il y a 15 ans, mais au final, une fois qu’on a vu la bouteille, on s’en souvient.
Avec un nom pareil, La Dame de Onze Heures est-elle à ouvrir en fin de soirée ou plutôt un vin à déguster pendant un repas ?
En fait nous comme on travaille beaucoup sur le fruit et le côté équilibré du vin, c’est un vin qui est un peu passe-partout. Il peut être bu durant sa jeunesse, après 10 ans de bouteille, à l’apéro, sur un gigot, sur un dessert … C’est un vin qui s’accorde avec énormément de choses, y compris le poisson. On a beaucoup de restaurants de poissons qui servent notre vin sur des poissons assez forts. Le fruit et le fait d’avoir recherché l’équilibre font que ce vin passe vraiment avec beaucoup de choses, à toute heure et en tout lieu !
Vous avez été musicien professionnel, être vigneron était une vocation depuis tout jeune ou ça a été une rencontre particulière qui a suscité cette envie ?
Ce n’était pas du tout une vocation. Si a 30 ans on m’avait dit que je deviendrais vigneron, j’aurais rigolé ! Moi, j’étais consommateur. Fabricant ? Je n’y connaissais rien et ça ne m’intéressait pas du tout. Quand mon beau-père a acquis un domaine, il avait besoin de quelqu’un pour s’en occuper. On était à un tournant de nos vies professionnelles et familiales et puis tout s’est combiné pour qu’on se dise : on vient s’occuper du domaine. Ce n’était pas du tout programmé.
Est-ce que vous avez suivi une formation particulière pour prendre soin des vignes et apprendre votre métier ?
Absolument pas. J’ai intégré l’équipe du château en question et j’ai été tractoriste, ouvrier de chai, tailleur… J’ai tourné sur les postes pendant deux ans et puis assez vite, comme ça m’intéressait, on a acheté notre propre domaine avec ma femme. On a pris nos propres décisions. Et on est vite parti vers le bio. Donc, non, je ne suis pas passé par la case école et formation. Je suis autodidacte.
On se forme au contact de la vigne ?
Bien sûr ! Et puis aucune année ne se ressemble. Prenons un exemple : la gestion du mildiou en 2010. Si vous pensez que la gestion du problème est simple, vous avez 2012 (année à mildiou virulente) qui vous rappelle que c’est pas si simple que ça. C’est de la formation continue. On rencontre toujours des problèmes différents et on essaye de trouver des parcours techniques qui sécurisent tous types de situations. On progresse tous les ans. Mais celui qui pense avoir tout compris après 20 ans de vigne, se fourre le doigt dans l’œil. On découvre beaucoup de choses et la science nous aide. Moi, j’apprends énormément sur Internet en suivant des personnes qui cherchent des solutions. C’est ça qui est passionnant dans ce métier. Je n’ai pas arrêté la musique pour faire un métier monotone. J’ai arrêté pour faire un métier où tout est toujours en mouvement, où il faut toujours être à l’affût pour s’améliorer sur tous les plans : en qualité, en écologie, en sociologie… C’est assez passionnant.
Chez De La Cour Au Jardin, on traite des arts de vivre. Vous aimez boire du vin, vous aimez en faire maintenant. Est-ce qu’il y a un rapport épicurien à la table, au bon vin, aux amis ?
Il y a quelque chose qui me gêne un peu dans l’univers du vin, c’est cette sacralisation du produit. Le vin, c’est fait pour être bu avec des potes. Peut-être trop. On s’enflamme, on ouvre des bouteilles qu’on ne devrait pas à minuit ou 1 h du matin.. On ne les apprécie pas, mais le fait de les goûter avec ses potes, c’est déjà bien. Cette espèce de décorum qu’il y a autour du vin c’est chiant, surtout à Bordeaux. A Bordeaux, ils sont spécialistes. Moi ce que j’aime dans le vin, c’est qu’on picole entre potes, des belles bouteilles, des moins bonnes, du blanc, du rouge. C’est l’occasion, le moment qui décide, ce n’est pas « on peut boire ceci avec cela ». C’est ce rapport simple que j’apprécie.
Si je vous suis bien ce n’est pas tant le vin qui est sacré mais plutôt le moment. Les liens avec les gens, le moment de partage…
Pour moi bien sûr ! Par exemple, quand je me retrouve seul car mon épouse est en déplacement, ça m’arrive de ne pas boire de vin pendant 4-5 jours parce que je suis tout seul. Ca ne m’intéresse pas. Je préfère boire un verre d’eau ou une bière si j’ai soif. Mais du vin tout seul, non, pour moi ça n’a aucun intérêt. Le vin, c’est assimilé à la fête, au partage, aux bons moments passés entre amis. Si les bouteilles sont moyennes mais que l’ambiance est top je préfère ça plutôt que de déguster une super bouteille avec des gens qui ont un ballet dans le… Enfin, vous voyez ce que je veux dire ! (rires)
Puisque l’on parle de la fête et que vous êtes musicien, est-ce qu’il y a un lien entre la musique et le vin ?
Plus généralement si on en vient au côté « musique – art », il y a quelque chose que je n’aime pas du tout, c’est que l’on dise que les vignerons sont des artistes. Pour moi un vigneron ce n’est pas un artiste. Un vigneron, c’est un artisan. Michel-Ange quand il a fait son David-Apollon, qu’il pleuve, qu’il vente, il était avec un burin, un truc de marbre et il en a fait quelque chose de sublime. Nous si ça gèle, s’il y a un orage de grêle, s’il fait trop chaud, on ne fait pas comme on veut, on fait comme on peut. À partir du moment où on fait comme on peut, on ne fait pas de l’art, on fait de l’artisanat. On est dépendant de quelque chose, l’art se situe à un autre niveau.
Après, pour en revenir au rapport entre vin et musique… À part le fait que, souvent on boit du vin en écoutant de la musique, je n’en vois pas vraiment. J’ai fait les deux univers et je peux vous dire que c’est assez éloigné ! (rires) Comme je le dis souvent, je me lève à l’heure à laquelle je me couchais avant.
Dans la musique et dans l’art en général, on est pas dans une logique de production. Le vin c’est de la production. C’est de la sueur, des aléas climatiques, des aléas politiques aussi. Vous pouvez être le meilleur vigneron du monde, si un Trump décide de taxer les vins français, vous êtes dépendant de ces décisions. L’artiste n’est pas dépendant d’un environnement qu’il ne maîtrise pas pour pondre une chanson sublime.
Vous dites que maintenant vous vous levez à l’heure à laquelle vous vous couchiez… J’aimerais bien savoir à quoi ressemble la journée type d’un vigneron.
Généralement la première chose qu’il fait c’est qu’il regarde la météo. (rires) Sur des périodes sensibles (gel, orage), en période de traitement ou de vendange, on est tellement dépendant de la météo que quasiment la moitié de l’année le vigneron se lève en la regardant. Et il l’a déjà regardée trois fois la veille. Il y a une vraie dépendance à la météo. Et puis, on doit aussi faire en fonction du cycle de la vigne.
Une journée type, c’est : je me lève et je me demande ce qu’il y a à faire. Il n’y a pas vraiment de journée type en réalité. Ça dépend de pas mal de choses. Si vous êtes en période de pousse, de taille… Il y a tellement de choses à faire dans un cycle de production d’un an. Un des avantages du métier de vigneron c’est que vous ne faites jamais la même chose. Plus globalement, je dirais que la journée est longue et qu’elle peut être destructrice pour le dos (rires).
Est-ce qu’on est libre quand on fait du bio ?
Non parce qu’on est aussi dépendants. Dire que l’on fait du bio, c’est bien, mais on utilise aussi des produits. Des produits bio certes, mais on utilise des produits. Bio, ne veut pas dire être fleur bleue, seul dans son champ. On a quand même des contraintes.
Alors, oui, on est peut-être plus libres dans le sens où on peut intervenir dans nos parcelles quand on veut. Quand on est en « chimique », on a des délais de retours dans les parcelles, des contraintes de protection, etc. Nous, on travaille de façon beaucoup plus légère et détendue. Après, on s’inscrit forcément dans un système qui nous oblige à nous plier à certaines contingences. On est dépendants d’un tracteur, de beaucoup de choses… Donc libre oui mais peut-être pas comme certains peuvent l’imaginer ou l’idéaliser.
Après, ça reste relatif mais les maisons en bio et biodynamie sont généralement sur de plus petites surfaces. Par notre petite taille, on a peut-être un peu plus de marge de manœuvre qu’un gros paquebot de 100 hectares. Le Titanic il lui fallait 3km pour tourner. Nous il nous faut 2 mètres ! Être plus réactif nous donne peut-être une certaine liberté supplémentaire.
Qui sont vos clients ? Ce sont plutôt des particuliers, des restaurateurs, des cavistes ?
Un peu de tout. On a beaucoup de cavistes, de restaurateurs, de particuliers. On a des distributeurs à l’étranger qui achètent en gros et qui revendent à l’étranger à des particuliers, des cavistes et des restaurants. On n’a pas de client type. C’est souvent du bouche à oreille, des gens qui nous contactent parce qu’ils ont entendu parler de nous. On n’a pas de client type, mais on a des clients à qui on ne veut pas vendre…
C’est-à-dire …
La grande distribution. De toute façon, on n’a que 5000 bouteilles. Ça ne les intéresse pas. Personnellement, je refuse de vendre à la grande distribution pour des questions d’image et d’éthique. Donc, non, pas de profil type de client mais je dirais que ce sont des personnes sensibles à la qualité et à une certaine éthique de production.
Est-ce que vous auriez un conseil pour quelqu’un qui voudrait se lancer dans la vigne, qui veut changer de vie comme vous l’avez fait ?
De faire un bon business plan ! (rires) J’ai vu des gens qui ont acheté des propriétés en s’imaginant ceci, cela et ça a donné lieu à de gros problèmes. Si on veut changer de vie, il faut le faire de façon réfléchie, ne pas se lancer dans des choses que l’on ne maîtrise pas. Donc : faire un bon business plan, penser à la vente, car souvent, on ne pense qu’à la production en oubliant les soucis commerciaux. Il faut bien réfléchir à un projet et ne pas se lancer tête baissée. Et puis, il faut avoir une bonne dose de niaque et garder à l’esprit que c’est la nature qui commande. On se lève à 5 h du matin parce que c’est la nature qui décide et qui dit, c’est maintenant.
Propos recueillis par Alexandre Molitor pour Le Magazine De La Cour Au Jardin
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